SOMMAIRE
SDF dans les villes : quelques éléments de sociologie et d’urbanisme
Une fois repérées toutes les installations urbaines qui sont autant de repoussoirs à SDF, la perplexité apparaît et avec elle l’envie de comprendre comment on en est arrivé là.
Une première opposition, mise en lumière par le sociologue Zygmunt Bauman dans son livre “La vie liquide” paru chez Fayard/Pluriel en 2013, semble tout à fait pertinente. Elle décrit une société moderne où chacun vit dans la crainte de rester à la traîne et d’être surpris en flagrant délit de sieste.
Cette opposition distingue deux catégories de personnes : d’un côté les “mondiaux” dans un monde où la mobilité est reine, de l’autre les “locaux” assujettis à la fixité qui est l’apanage des perdants. Bauman caractérise la ville moderne par son recul des espaces publics, lieux de rencontre où se créent des liens entre individus. Restent dans ces métropoles modernes l’anonymat et la promiscuité qui nous ramènent à notre sujet et nous permettent d’entrevoir une explication au rejet des personnes de la rue.
Une autre approche est celle de la “Prévention situationnelle”, théorie élaborée aux États-Unis au milieu du XXe siècle et dont la visée unique est la sécurisation des villes. En schématisant, on peut dire que la prévention situationnelle est un moyen de prévention de la délinquance où il est question non pas de s’intéresser à la personne qui commet un délit, mais plutôt à l’acte lui-même en le rendant plus difficile, plus risqué, et d’un bénéfice moindre.
Cette sécurité passive intègre parfaitement la mise en place des dispositifs anti SDF en ce qu’elle limite au maximum les “angles morts” d’une ville. Les nouveaux quartiers sont conçus pour éviter les interstices tels qu’on les trouve encore dans les villes anciennes, lieux qui peuvent servir de cachette ou d’embuscade. Ainsi, les clochards et autres marginaux se retrouvent sans possibilité de s’installer dans un espace public qui est souvent leur seul espace de vie.
On voit bien ici, comment en traitant simplement la question de la sécurité dans les villes, on en est arrivé à amalgamer délinquants et personnes sans abri. Les SDF, devenus indésirables, sont repoussés des villes de façon passive, mais ô combien efficace.
Derrière les arguments de façade, la réalité des dispositifs anti SDF
Comme la sécurité passive a été évoquée, on peut parler de la violence silencieuse et invisible de ces installations urbaines à l’encontre des sans-abri.
Au prétexte d’innovation en matière de design urbain, de mise en place d’arceaux pour vélos ou encore de végétalisation, les villes, banques, commerces et autres copropriétés font le maximum pour rendre leur ville propre et sûre, et par là même empêche quiconque d’utiliser l’espace public pour se reposer, se rencontrer.
Ce phénomène d’embourgeoisement se nomme “gentrification” ou “boboïsation”. Les premières victimes de cette gentrification sont bien sûr les sans domicile fixe. Mais pas seulement… Nous sommes tous concernés : les personnes âgées ou les jeunes qui aiment se retrouver dehors pour discuter, les femmes enceintes qui cherchent un banc pour se reposer, vous et moi pour simplement prendre un repas sur le pouce, s’offrir une pause pour lire ou rêvasser.
Entre autres motifs que l’on peut légitimement qualifier d’hypocrites ou de fallacieux, on peut encore citer :
- Les abris bus ouverts aux quatre vents pour une accessibilité aux personnes handicapées
- Le remplacement des bancs publics par des blocs de pierre ou de béton en prévention des voitures bélier
Dans le même mouvement, les espaces publics deviennent des lieux dédiés à la consommation, les terrasses des restaurants s’étendent et les gares, utilisées traditionnellement la nuit par les SDF qui cherchent un abri, deviennent des centres commerciaux.
Interrogés sur l’objectif de ces installations, les responsables se cachent derrière de pseudo gestes artistiques comme à Nancy par exemple qui s’est vu attribuer un 2ème prix des Pics d’Or 2019, dans la catégorie “Fallait oser” pour l’installation de bancs “couleuvres” qualifiés par la Ville de “salons urbains où on a plaisir à s’attarder”.
Outré de cette distinction aux Pics d’Or, Mr Rossinot, président de la métropole du Grand Nancy, revendique une revalorisation de l’espace-gare par une démarche exclusivement artistique et se défend avec vigueur d’avoir même songé à un dispositif pour chasser les SDF.
Du mobilier anti-sdf à peine visible et énigmatique
Si la cérémonie des Pics d’or dresse le catalogue complet des dispositifs destinés à éloigner les SDF des centres-villes, quelques exemples suffiront à illustrer notre propos.
Signalons la ville de Dijon, qui par des moyens qui semblent anodins et dont le public ne comprend pas la finalité, empêche les SDF de s’installer dans l’espace public de la ville.
À Rennes en 2020, ce sont les bancs troués qui ont été remarqués par le jury des Pics d’Or et qui dissuadent les personnes de la rue de tenter un repos allongé. Jugez par vous-même.
Lors de la même cérémonie, c’est la ville de Lyon qui a été sélectionnée pour les rails en fer installés en bordure d’un jardin pour dissuader quiconque de s’y allonger, voire même de s’y asseoir. Catégorie “Ni vu ni connu” ? Non, “Fallait oser” !
On peut encore citer la ville de Toulouse qui n’est pas en reste en matière d’installations urbaines dissuasives pour les plus démunis d’entre nous : pas moins de 56 dispositifs anti-SDF étaient repérés en mars 2020.
“À Montpellier ils en font un peu trop contre les SDF”, écoutez, regardez…
Ce tour d’horizon des dispositifs anti SDF est bien entendu incomplet. Lors de votre prochaine promenade en centre-ville, nul doute qu’à votre tour, vous puissiez en identifier d’autres.
Un symbole de “l’ultra moderne solitude”: la disparition des bancs publics
C’est un fait, “les bancs verts qu’on voit sur les trottoirs” disparaissent et Georges Brassens peut bien plaider leur cause, invoquer les amoureux qui “s’bécotent” et “ont des petites gueules bien sympathiques”, ils manquent à l’appel. Et pour compléter ce tableau nostalgique empreint de douceur, souvenons-nous de Renaud qui chantait : “À m’asseoir sur un banc, cinq minutes avec toi”.
En matière de prévention situationnelle, il est vite apparu que le banc cristallisait toutes les problématiques liées aux nuisances provoquées par les rassemblements indésirables de toxicomanes et de sans-abri.
De son propre aveu, la ville de Toulon interpellée par les Robins des bancs, association qui milite pour la réimplantation des bancs publics en centre-ville, a invoqué la “lutte contre la sédentarisation”.
Si l’on se réfère au métro parisien, ce sont désormais les sièges élégants, mais individuels, bancs de forme circulaire ou fractionnés par des accoudoirs et autres appuis ischiatiques, bancs assis/debout, qui ont remplacé les bancs où il était possible de se reposer y compris en position allongée.
Une autre stratégie pour éloigner les SDF est apparue : les surfaces en pente. En 2017, face à la polémique provoquée par l’installation de blocs inclinés, la RATP, se défendant d’une “manœuvre anti SDF”, expliquait sans vergogne qu’il s’agissait d’élargir la possibilité d’assise pour les voyageurs et qu’en plus ces assises “sont plus simples à nettoyer”.
Des résistances au mobilier urbain anti SDF apparaissent
Des réactions d’indignation individuelles ou citoyennes auprès des instances à l’origine des dispositifs anti SDF se font entendre ici ou là.
Par exemple en 2007, des équipes municipales d’Argenteuil dans le Val-d’Oise ont refusé l’utilisation d’un spray répulsif, nauséabond et toxique, pour déloger les SDF du centre.
À Royan, une pétition née de l’indignation d’une habitante et adressée au Président de la République a recueilli plus de 200.000 signatures.
Des associations se créent et des collectifs d’artistes performent en vue de dénoncer la brutalité et la cruauté de ce mobilier urbain qui entrave la vie des sans-abri au point de les chasser.
Les Robins des villes, association créée en 2019 à Lyon à l’initiative d’artistes, urbanistes, architectes et habitants, proposent des photos qui révèlent l’inhospitalité de leur ville.
À Bruxelles, deux artistes au sein du collectif Design for Everyone dénoncent le mobilier urbain hostile aux SDF en posant sur les bancs munis d’accoudoirs ou sur les bacs à fleurs des surfaces planes sur lesquels les personnes sans abri peuvent s’allonger de nouveau.
Ce qu’ils montrent aussi c’est l’absurdité des dépenses liées à ces installations, car ni les grillages, poteaux, ou autres pics ne règlent quoi que ce soit, le problème est seulement repoussé un peu plus loin.
Des solutions existent, elles passent par le traitement de la pauvreté, et du mal logement. Qui souhaite vivre dans la rue, passer ses nuits sur un banc ? Mais, malgré les grandes déclarations de nos dirigeants, la volonté politique existe-t-elle vraiment ?
Contre les pics, plots et autres répulsifs anti SDF : quelques avancées
Il faut reconnaître que la médiatisation de l’éviction des personnes sans abri des centres-villes porte parfois ses fruits. Ce qui semblait anodin aux yeux du public apparaît alors dans toute sa brutalité.
En 2014 à Angoulême par exemple, sous la pression d’une polémique déclenchée par la mise en place de grilles autour des bancs publics du centre-ville, la mairie a été contrainte de désinstaller ces grillages de la honte.
À Paris, dans le 14e arrondissement, c’est une Caisse d’épargne que la pression populaire a contrainte d’enlever ses pics.
Enfin et pour conclure cet article sur une note d’humour, on peut signaler les humoristes qui, se saisissant du thème, nous offrent des séquences bien édifiantes.
Ainsi Bertrant Usclat sur Canal+ qui, parodiant le média en ligne Brut, met en scène les trouvailles d’un concepteur de bancs anti-sdf :
Crédit photo : © StockUnlimited
Depuis mon entrée dans l’équipe du site aide-sociale.fr en 2018, j’ai à cœur de partager ma connaissance des aides sociales existantes et des démarches administratives. Je m’y emploie en les expliquant de la façon la plus exacte et la plus claire possible afin de les rendre accessibles à tous.